Le drishti en yoga : où poser son regard (et pourquoi ça change tout)

Tu connais cette sensation ?

Tu es en équilibre sur une jambe. Tout va bien. Et puis ton regard accroche quelque chose.

  • Chez toi, c’est le tas de linge sur la chaise, le téléphone posé juste là, ou le chat qui passe.
  • En studio, c’est la personne à côté de toi qui se penche un peu plus loin, le reflet dans le miroir, ou quelqu’un qui entre.
  • Dehors, c’est un randonneur qui passe, un oiseau qui s’envole, ou juste le paysage magnifique qui t’appelle.

Et hop, ton esprit part. Tu penses à autre chose. Et ton équilibre ? Perdu.

Ou alors tu es en chien tête en bas, et ton regard se balade. Il accroche, il compare, il observe. Et sans t’en rendre compte, ton mental fait pareil : il s’éparpille.

Peu importe où tu pratiques — chez toi, en studio, dans la neige, en montagne — il y a toujours quelque chose pour distraire ton regard.

C’est là que le drishti entre en jeu.

Le drishti, c’est l’art de poser son regard. Pas juste « regarder quelque part », mais vraiment ancrer les yeux sur un point précis. Une technique simple, concrète, qui change complètement ta pratique. Pas besoin de philosophie compliquée. Juste comprendre où regarder, pourquoi, et ce que ça fait à ton corps et à ton mental.

Drishti : c’est quoi en fait ?

En sanskrit, drishti signifie « la vue » ou « le point de concentration du regard ».

Dans la tradition du yoga, les yeux sont considérés comme la porte du mental. Si ton regard s’échappe, ton esprit fait pareil. Si tes yeux sautent d’un point à l’autre, ton mental suit le mouvement.

Le drishti, c’est un ancrage visuel : un point fixe où poser les yeux pour stabiliser le corps, affiner la posture et calmer le bavardage intérieur.

On en parle surtout en ashtanga yoga, où chaque posture a son drishti spécifique. Mais en réalité, c’est utile dans tous les styles de yoga, et même au-delà : en méditation, en pranayama (exercices de respiration), et dans la vie de tous les jours.

Observe Petri Räisänen, l’un des ashtangis les plus expérimentés au monde : dans chacune de ses postures, le regard est parfaitement placé, calme, concentré, dirigé.
Rien n’est laissé au hasard, et c’est ce qui fait toute la différence.

Pourquoi le regard est si important dans les postures de yoga ?

Souviens-toi de tes premières balades à vélo.
On t’a sûrement dit : « Ne regarde pas l’obstacle si tu veux l’éviter. »
Pourquoi ? Parce que le corps suit toujours les yeux.

C’est valable à vélo, en voiture, en ski… et sur ton tapis de yoga !

Ton regard donne la direction à ton corps. Si tu regardes en bas, ton buste s’affaisse. Tu regardes trop haut ? Ta nuque se comprime. Et si tes yeux partent à droite, ton équilibre part à gauche.

Le drishti, ce n’est pas un truc ésotérique. C’est une aide biomécanique : il oriente le mouvement, affine l’alignement, et surtout, il t’aide à rester concentré·e.

Concrètement, ça donne quoi ?

Imagine que tu es en guerrier 2 Virabhadrasana 2.
Si tu regardes tes pieds, ton regard vers le bas va tirer ton buste, affaisser tes épaules, refermer ta poitrine.
Si tu fixes le bout de tes doigts (le drishti correct pour cette posture), ton regard vers l’avant ouvre ta poitrine, aligne ton buste, stabilise ta tête et ton cou.
C’est la même posture. Juste le regard qui change. Et tout le corps suit.

Essaie. Tu sens la différence ?

Le drishti stabilise aussi le mental

Au-delà du corps, le drishti a un effet direct sur ton mental.

Combien de fois as-tu perdu l’équilibre en posture simplement parce qu’un bruit, une ombre, ou la personne à côté de toi t’a distrait·e ?

Poser le regard sur un point stable, c’est comme jeter une ancre. Ça t’aide à :

  • Rester dans ta bulle (au lieu de te comparer aux autres)
  • Calmer le bavardage mental (moins de pensées qui partent dans tous les sens)
  • Maintenir le lien entre souffle, corps et attention

Et comme le mot l’indique, on « pose » le regard. Pas besoin de forcer, de plisser les yeux, de se crisper. C’est doux. Tranquille. Juste là.

Drishti et pratyahara : le retrait des sens

Si tu as déjà entendu parler des 8 membres du yoga selon Patanjali, tu connais peut-être pratyahara, le cinquième membre.

Pratyahara, c’est le retrait des sens. Qui ne veut pas dire « ne plus ressentir », mais ne plus être happé·e par tout ce qui se passe autour de toi. C’est la capacité de ramener ton attention vers l’intérieur plutôt que de la laisser vagabonder à travers tes sens.

Et le drishti, c’est une forme de pratyahara visuel.

En posant ton regard sur un point précis, tu retires ta vue de tout le reste. Tu ne regardes plus partou, tu ne te laisses plus distraire par chaque mouvement, chaque reflet, chaque stimulus visuel.

Tu choisis consciemment où poser tes yeux. Et en choisissant ton point de focus, tu reprends le contrôle de ton attention.

Les deux types de drishti

Dans son livre Yoga Chikitsa, Manju Jois (fils de Pattabhi Jois, fondateur de l’ashtanga yoga) explique qu’il existe deux types principaux de drishti :

  • Anthara drishti : la concentration tournée vers l’intérieur
    Les yeux sont fermés. Tu tournes ton regard vers l’intérieur pour observer ce qui se passe dans ton corps. Tu « vois » de l’intérieur : les sensations, le souffle, l’énergie qui circule.
  • Bahya drishti : la concentration sur un point externe
    Les yeux sont ouverts, mais posés sur un point fixe. Chaque posture a son drishti spécifique pour t’aider à te concentrer et à ne pas être distrait·e par ton environnement.

Pour la plupart d’entre nous, c’est le drishti externe (bahya drishti) qui est pratiqué. Parce que notre mental a besoin d’un ancrage concret. Fermer les yeux en posture d’équilibre, c’est le meilleur moyen de se retrouver par terre. Mais poser son regard sur un point stable ? Ça, ça marche.

Alors le drishti externe, c’est comme une laisse pour ton mental. Il l’empêche de partir en vadrouille. Et petit à petit, à force de pratiquer avec un point de focus, tu renforces ta capacité de concentration. Sur le tapis, et ailleurs !

Les 9 drishtis principaux (et où les utiliser)

Dans l’ashtanga yoga, il existe 9 points de regard traditionnels.

Chaque famille de postures mobilise un drishti spécifique. Pas besoin de tout apprendre par cœur, mais si tu en connais quelques-uns, tu vas voir la différence tout de suite.

Voici les 9 drishtis, avec leurs noms en sanskrit et surtout, où et comment les utiliser concrètement.

Nasagra drishti : le regard au bout du nez

Nasa = nez
Agra = extrémité

Le regard se pose doucement sur le bout du nez, sans forcer, sans loucher.
Quand l’utiliser ?

  • En méditation (pour stabiliser l’esprit avant de fermer les yeux)
  • Dans les flexions avant : Uttanasana la pince debout, Paschimottanasana la pince assise
  • Dans certaines postures inversées : Sirsasana l’équilibre sur la tête, Sarvangasana la chandelle
  • Dans les extensions arrière : Dhanurasana l’arc, Ustrasana le chameau

Pourquoi ça marche ?
Ce drishti ramène la concentration vers l’intérieur. Il apaise l’agitation du regard et du mental. Parfait quand tu veux ralentir, te recentrer, ou préparer une posture intense.

Urdhva drishti : le regard vers le ciel

Urdhva = haut, vers le haut

Le regard est dirigé vers le ciel, ou vers un point élevé (le plafond si tu es à l’intérieur).
Quand l’utiliser ?

  • Urdhva Hastasana les bras levés vers le ciel comme dans la salutation au soleil
  • Ardha Chandrasana la demi-lune
  • Certaines variations de Virabhadrasana 1 le guerrier 1

Pourquoi ça marche ?
C’est un drishti d’élévation, d’ouverture. Il encourage la confiance, la verticalité, et dirige le souffle vers le haut. Attention à ne pas crisper ou casser la nuque en basculant la tête complètement en arrière : regarde vers le haut, mais garde le cou long et détendu.

Bhrumadhye drishti : le regard vers le troisième œil

Bhrumadhye = entre les sourcils

Le regard se pose au centre des sourcils, à l’emplacement du chakra Ajna (le « troisième œil »), siège de l’intuition et de la conscience intérieure.
Quand l’utiliser ?

  • En méditation assise : Sukhasana le tailleur, Padmasana le lotus, Siddhasana la posture parfaite
  • Parfois dans certaines torsions ou flexions avant méditatives

Pourquoi ça marche ?
Ce drishti favorise la concentration profonde et la clarté mentale. Il conduit doucement le regard vers l’intérieur, sans fermer les yeux complètement. C’est un point d’ancrage puissant pour calmer le mental.

Nabhi chakra drishti : le regard au nombril

Nabhi = nombril
Chakra = roue, centre énergétique

Le regard se place légèrement au-dessus du nombril, vers Manipura Chakra, le centre du feu intérieur.
Quand l’utiliser ?

  • Adho Mukha Svanasana le chien tête en bas
  • Sarvangasana la chandelle
  • Certaines postures d’équilibre sur les mains

Pourquoi ça marche ?
Ce drishti active le centre énergétique du corps, stimule la digestion (oui, vraiment !), et renforce la connexion à ton « centre de gravité » intérieur. Dans le chien tête en bas, ça aide aussi à garder la colonne bien alignée.

Angusthamadhye drishti : le regard vers les pouces

Angustha = pouce
Madhya = au centre

C’est souvent le premier drishti qu’on apprend en yoga, parce qu’il est utilisé dans les salutations au soleil.
Quand l’utiliser ?

  • Urdhva Hastasana les bras levés, pouces joints
  • Virabhadrasana 1 le guerrier 1
  • Utkatasana la chaise

Pourquoi ça marche ?
Ce drishti invite à s’étirer, à chercher la verticalité et l’ouverture du cœur. En regardant tes pouces levés, tu stabilises ton regard, tu ouvres ta poitrine, et tu gardes une direction claire. Attention à ne pas trop cambrer le bas du dos en levant les yeux.

Hastagre drishti : le regard au bout des doigts

Hasta = main
Agra = extrémité

Le regard suit l’extrémité des doigts, souvent le majeur de la main avant.
Quand l’utiliser ?

  • Virabhadrasana 2 le guerrier 2
  • Utthita Trikonasana le triangle étendu
  • Parivrtta Trikonasana le triangle en torsion
  • Utthita Parsvakonasana l’angle latéral étendu

Pourquoi ça marche ?
Ce drishti favorise la stabilité du haut du corps, l’alignement des bras, et l’ouverture du regard vers la direction du mouvement. Dans le guerrier II, par exemple, fixer le bout de tes doigts t’aide à garder les épaules alignées et le regard focalisé.

Padayoragre drishti : le regard vers les orteils

Pada = pied
Agra = extrémité

Le regard se porte vers les orteils, souvent le gros orteil.
Quand l’utiliser ?

  • Paschimottanasana la pince assise, étirement de l’ouest
  • Janu Sirsasana la posture de la tête au genou
  • Navasana le bateau
  • Dandasana le bâton

Pourquoi ça marche ?
C’est un drishti d’intériorisation. Il encourage la détente, le repli du mental vers soi, et favorise l’allongement de la colonne dans les flexions avant. Pas besoin de forcer pour toucher tes orteils : juste poser le regard dans cette direction, et laisser le corps s’ouvrir.

Parsva drishti (droite et gauche) : le regard vers le côté

Parsva = côté

Le regard est dirigé à droite ou à gauche, souvent à l’opposé du mouvement du corps.
Quand l’utiliser ?

  • Utthita Hasta Padangusthasana 2 le pied à la main, jambe ouverte sur le côté
  • Pasasana le nœud coulant, torsion accroupie
  • Marichyasana certaines variations en torsion

Pourquoi ça marche ?
Ce drishti développe la coordination et l’équilibre latéral. Il renforce aussi la conscience du mouvement spiralé dans le corps, typique des torsions. En regardant du côté opposé, tu intensifies la rotation et tu stabilises la posture.

Comment utiliser le drishti dans ta pratique (sans te prendre la tête)

Bon, maintenant que tu connais les 9 drishtis, la vraie question c’est : comment les intégrer concrètement dans tes pratiques de yoga ?

Voici quelques conseils simples.

Commence par un ou deux drishtis

Pas besoin d’intégrer les 9 d’un coup. Choisis-en un ou deux qui te parlent, et pratique avec.

Par exemple :

  • Hastagre drishti dans le guerrier 2 : regard au bout des doigts (je le dis systématiquement dans la pratique du guerrier 2)
  • Padayoragre drishti (regard au bout des orteils) dans les flexions assises

Avec le temps, les autres viendront naturellement.

Pose ton regard, ne le force pas

Le drishti, ce n’est pas fixer intensément un point jusqu’à ce que tes yeux brûlent. C’est poser ton regard. Doucement. Sans tension.
Si tu sens que tu plisses les yeux, que tu te crispes, relâche. Le drishti doit aider, pas fatiguer.

Utilise le drishti pour revenir à toi

Quand tu sens que ton mental part en vadrouille (que tu penses à ta to-do list, à ce que tu vas manger ce soir, à la posture de ta voisine…), reviens au drishti.

Pose ton regard sur ton point de focus. Respire. Reviens dans ta bulle. C’est un outil de recentrage ultra efficace.

Adapte selon ton corps

Si un drishti te fait mal à la nuque (par exemple urdhva drishti si tu as des cervicales fragiles), adapte.

Le yoga, c’est pas du dogme. Si regarder vers le haut te comprime, regarde droit devant. L’important, c’est de trouver un point stable qui te fait du bien.

Le drishti hors du tapis : où regarder dans la vie

Le drishti, ce n’est pas juste une technique de yoga.
Ton attention se porte où tu poses ton regard. C’est là que ton corps se dirige.

Dans ta vie aussi.

Si tu passes ton temps à regarder ce que font les autres (sur Instagram, au boulot, dans la vie), ton énergie part ailleurs. Tu perds ton ancrage.
Pose ton regard sur ce qui compte vraiment pour toi : tes valeurs, tes objectifs, tes prios, ça t’aidera à avancer dans cette direction.

Le drishti, c’est aussi apprendre à choisir consciemment où tu mets ton attention.

Sur le tapis, et en dehors.